POUR UNE COMPRÉHENSION CHRÉTIENNE
DU CHEMIN DE SAINT JACQUES DE COMPOSTELLE
(conférence prononcée à Grangeneuve-Hauterive le 16 octobre 2010
par Mgr Alfonso Carrasco, évêque de Lugo – Espagne)
1. Une vitalité renouvelée du Chemin de St. Jacques de Compostelle
Le chemin de St. Jacques de Compostelle a vécu ces dernières années un essor extraordinaire, devenant à nouveau une réalité vivante qui attire fortement l’attention.
Beaucoup cherchent à l’expliquer comme un phénomène de mode, qui répond à des préoccupations sportives, écologiques, touristiques et culturelles, à une promotion politique d’intérêts économiques, etc.
Certainement, il peut y avoir quelque chose de tout cela, cependant les statistiques nous montrent que plus de 50 % des pèlerins déclarent aller à Santiago pour un intérêt explicitement religieux et un autre 30%, plus ou moins, reconnaissent avoir des motivations à la fois culturelles et religieuses.
Par ailleurs, l’augmentation du nombre de pèlerins est très forte ces dernières années, surtout à partir des dernières visites de Jean Paul II en 1982 et lors de la JMJ de 1989, dans laquelle plus de 500.000 jeunes ont accompagné le Pape au Montjoie (Monte del Gozo). Un an après la célébration de la Journée, les pèlerins étaient déjà au nombre de 4.918, ensuite en 1992, ils ont atteint le nombre de 9.764. Dans l’Année Sainte de 1993, 99.436 certificats ou « compostelas », ont été délivrés, dans lesquels il est certifié que la personne a parcouru à pied au moins 100 km du Chemin; durant l’Année Sainte de 1999, 154.613 certificats ont été expédiés et en 2004 le chiffre de 179.944 a été atteint. Dans cette Année Sainte 2010, les pèlerins officiels ont été 270.000, parmi lesquels on comptera sa Sainteté le Pape Benoît XVI. En outre, on dénombre plusieurs millions de visiteurs de Santiago.
Le Chemin de St. Jacques est donc un phénomène spirituel de premier ordre dans l’Église et la société actuelle, qui va bien au delà de son exploitation touristique, économique et politique ; celle-ci, inévitable par ailleurs, peut être utile, mais elle n’est pas toujours suffisamment respectueuse de la réalité du Chemin.
Le problème de possibles abus économiques ou de son utilisation politique a existé sans aucun doute en tout temps et ne doit pas détourner notre attention de l’événement spirituel du pèlerinage, qui a une vigueur renouvelée et surprenante.
2. L’ origine du Chemin
L’origine du pèlerinage à Compostelle se situe dans la « inventio » ou découverte de la tombe de l’Apôtre par l’ermite Paio et l’Évêque Teodomiro d’Iria Flavia probablement dans les années 812-814, sous le règne d’Alphonse II le Chaste, qui résistait dans les Asturies à l’invasion musulmane qui avait occupé toute l’Espagne et qui entra aussi dans le royaume français.
L’écho extraordinaire de cette nouvelle surgie dans un lieu obscur et lointain de l’Europe d’alors (dans le Finis Terrae) et proclamée par des individus qui étaient inconnus aux nations européennes surprend énormément. Certains ont vu dans la répercussion étonnante de cet évènement, qui mobilisa les peuples, le vrai miracle opéré à Compostelle et qui continue jusqu’à nos jours. Toutefois, cela aurait été impossible sans la croyance générale de l’époque sur la prédication de St. Jacques dans les terres de l’Hispanie romaine et dans la considération qu’on lui portait en tant qu’Évangélisateur de l’Occident.
En effet, il existait une tradition communément admise tant en Orient qu’en Occident qui parlait du culte au premier Apôtre martyr au Nord-ouest de l’Hispanie. Témoins de cette tradition sont les nouvelles de Didyme l’aveugle, St. Jérôme, Teodorète, St. Hilaire de Poitiers, St. Efren et Eusèbe de Césarée au IVe siècle, reprises par le « Breviarium apostolorum » (s. VI), qui atteignit une ample diffusion, de même que par le « De ortu et obitu patrum » rédigé probablement par Isidore de Séville. St. Bède le Vénérable en Angleterre en parle dans le même sens, (s. VII) et en Espagne, l’hymne liturgique « O Dei Verbum » et le « Commentaire de l`Apocalypse » du Beatus de Liébana, qui eut une grande influence au Moyen Âge.
La nouvelle du culte initié au sépulcre de St. Jacques est attestée déjà dans les martyrologes de Floro et Adon de Lyon (840 – 860), révélant la facilité et la rapidité avec lesquelles, la nouvelle de la découverte du « locus apostolicus » fut acceptée. En effet, dans la troisième décade du IXe siècle, le pèlerinage au tombeau de l`Apôtre de «l`Hispanie et des régions de l’Occident » avait déjà pris force. Le philosophe arabe Algazel montre l’ampleur atteinte par le phénomène : « Leur Kaaba est une idole colossale qui se situe au centre de l’église, ils jurent par lui et depuis les endroits les plus éloignés, depuis Rome de même que depuis d’autres pays, viennent en pèlerinage et prétendent que le tombeau à l’intérieur est celui de St. Jacques, un des apôtres, le plus aimé par Isa… ». L’ambassadeur Ali Ben Yusuf démontre la même stupeur : « C’est une si grande multitude de ceux qui vont et retournent à Santiago que c’est à peine si le passage vers l’Occident reste libre. »
3. Un chemin qui jaillit de la foi
La réponse des chrétiens de l’époque est peut être plus compréhensible si l’on décrit brièvement le contexte dans lequel eut lieu la découverte du tombeau de l’Apôtre. Au VIIIe siècle, éclata en Orient la polémique sur l’iconoclasme, qui, contre la logique de l’Incarnation, refusait de vénérer des images du Seigneur ; tandis qu’en Hispanie, l’on débattait sur l’adoptianisme de Èlipand de Tolède, qui risquait de réduire le christianisme à une idéologie syncrétiste, proche de l’Islam et de la Synagogue. C’est une époque de grandes controverses théologiques qui, favorisées par la poussée musulmane, mettaient en doute la signification de l’humanité de Jésus, dans laquelle, selon la foi chrétienne, on peut réellement voir, entendre et toucher la Personne Divine du Fils de Dieu.
L’Occident naissant, qui acquérait sa forme propre face à Byzance, avec la création de l’Empire Carolingien, et qui affrontait les grandes invasions musulmanes, était remis en question dans les piliers mêmes de sa foi en l’incarnation. Peut-être, peut-on comprendre de cette manière l’énergie surprenante et la joie profonde avec laquelle sera affirmée la présence apostolique aux extrémités des contrées occidentales, aussi bien par les rois espagnols que par le monde carolingien et les nations européennes naissantes.
Le mouvement médiéval jacquaire naît comme un chemin de foi explicitement chrétienne, qui confie et cherche protection dans la compagnie de l’Apôtre et des Saints. Le pèlerin cheminera, selon les paroles du roi Alphonse X, « pour servir Dieu et honorer les Saints et il est prêt – pour vivre cela – à se priver de ses lieux et de ses femmes, ainsi que de ses maisons et de tous ceux qu’il aime ; et il va par terres étrangères, en lacérant son corps ou en dépensant ses biens, en cherchant les Saints » (Partie I, 24).
Peu à peu, une liturgie et une sorte d’« ordre » des pèlerins se constitue, avec des prières, des bénédictions, des propres habits, des symboles, etc. Des étapes se créent tout au long du Chemin, particulièrement à des endroits dans lesquels on vénère la présence d’autres corps de Saints et où l’on avait érigé aussi de grandes églises, p. ex. celles de St. Martin de Tours, St. Marcial de Limoges ou St. Sernin de Toulouse.
Le profond intérêt suscité par le tombeau de l`Apôtre, fera du Chemin de St. Jacques un facteur décisif dans la construction de l`Europe chrétienne. Non seulement, parce qu’il deviendra carrefour d’expériences religieuses, intellectuelles, artistiques ou économiques, mais surtout par la signification que revêt le pèlerinage pour la foi. Qui se met en chemin, abandonne sa maison et dépasse les frontières de villes et de langues, mais pour retrouver une même foi, une même racine historique de sa véritable identité, une même « mémoire » apostolique qui donne raison des fondements de sa forme de vie. Ce qui est essentiel dans le Chemin est la dimension de recherche chez la personne, sa dignité, sa capacité de rencontre et de communion, la certitude d’un destin qui va « au-delà » (ultra-eia), jusqu’à la gloire représentée dans le Portique de la cathédrale de St. Jacques. Sans le témoin apostolique, sans le Chemin et la conversion personnelle, ne s’expliquent ni l’évangélisation de l’Occident, ni l’âme de l’Europe qui naît dans le IXème et Xème siècle.
Les dimensions et la signification ecclésiale acquises par le pèlerinage seront confirmées par les grâces élargies par les pontifes romains, spécialement pour le Jubilé de l’Année Sainte, l’Année du Grand Pardon. Cette concession sera octroyée définitivement par le Pape Alexandre III en 1179, confirmant ainsi les privilèges accordés précédemment par Calixte II (1118 – 1124), oncle du roi Alphonse VII et frère de Raymond de Bourgogne, et qui avait été grand bienfaiteur de l’Église de Compostelle.
4. Le sens chrétien des pèlerinages
Bien entendu, le pèlerinage est une expérience commune aux religions et aux cultures des hommes, présente dans le christianisme depuis très tôt (Egeria). On peut dire qu’en lui trouve son expression ce qui est propre à la nature humaine.
A la différence de l’animal, l’homme est un être ouvert qui déborde toute expérience, toute situation, qui s’interroge sans cesse, qui cherche inévitablement. Le monde ne l’enferme pas, mais – comme un signe – il l’ouvre à la transcendance, à Dieu. Même devant la mort, l’homme demande, il n’arrête pas sa recherche et son attente. L’homme sait depuis toujours qu’il n’a pas, en ce monde, une demeure définitive, qu’il se trouve en chemin.
Le rapprochement de Dieu vers l’homme, la révélation dans laquelle Dieu lui adresse sa parole, donne à l’homme de nouvelles certitudes et un nouvel espoir, mais le met aussi plus radicalement en chemin : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai » (Gn 12, 1). La foi fait surgir avec clarté la conscience d’être pèlerin, comme l’explique l’épître aux Hébreux : « Par la foi, Abraham obéit à l’appel de partir vers un pays qu’il devait recevoir en héritage, et il partit en ne sachant où il allait. Par la foi, il vint séjourner dans la Terre promise comme en un pays étranger, y vivant sous des tentes, …, (et) il attendait la ville pourvue de fondations dont Dieu est l’architecte et le constructeur » (Hb 11, 8-10). La sortie de l’Égypte et l’exode par le désert détermineront l’identité même d’Israël – qui devra faire également l’expérience de l’exil –, en lui faisant comprendre que le chemin au repos promis est un chemin de libération de l’oppression et de l’esclavage, mais aussi un chemin de conversion de sa propre injustice et de son péché. C’est ce que nous disent les Écritures avec l’institution de l’« Année sabbatique » (Ex 21,2-6 ; 23,10-12 ; Dt 15,1-5 ; Lv 25,1-7.18-22), durant laquelle devaient se rétablir les rapports fraternels, en surpassant les situations de péché et les développements historiques qui menaient à la pauvreté et à la misère. Encore plus radicalement, l’« Année jubilaire » (Lv 25,8-16.29-31 ; Nm 36,4 ; Ez 46,17) annonce le repos de la terre, la recomposition symbolique de la relation de l’homme avec la création de Dieu.
Mais la terre promise, le dépassement des péchés et des injustices, était prophétie et préfiguration qui s’accomplirait avec la venue du Christ. Il est le pèlerin qui vient du Père, qui accomplit pleinement le chemin de la vérité et de la vie, qui vient du Père (en quittant les richesses de sa maison : Flp 2) et qui retourne au Père, en annonçant « l’année de grâce » du Seigneur (Lc 4,18-19), le salut qui rachète du poids immense du péché et de la mort.
Jésus, dans son humanité née à Bethléem et pleine de gloire après la Passion, est le lieu du pardon, la racine la plus profonde du Jubilé. En Lui, la patrie définitive devient réelle et possible, les certitudes de l’homme et sa foi se réveillent et l’espérance se renforce de manière décisive; l’homme embrasse le chemin qui le conduit à la vie et qui est radicalement bon. Puisque Jésus est le chemin, l’homme peut désormais le parcourir dans la paix et la confiance.
Le chrétien reconnaîtra dès le début que ici il n’est pas dans sa demeure définitive (oikìa) mais dans une paroisse (para-oikìa). Le discours à Diognète l’illustre bien: « (les chrétiens) habitent dans leurs pays mais comme des étrangers; ils participent à tout comme des citoyens et supportent tout comme des étrangers; toute terre étrangère est pour eux une patrie, et toute patrie une terre étrangère » (V,5).
Le chrétien est quelqu’un qui chemine dans la foi. L’Église même, en ce monde, se définit comme église en pèlerinage, à la recherche de sa patrie céleste.
Ainsi on comprend le sens profond que représente l’expérience du pèlerinage pour le chrétien. Celui-ci n’est pas à la recherche du divin à n’importe quelle source lointaine ou inconnue, mais, comme l’enfant prodigue, il revient aux coordonnées profondes de sa propre foi, fait l’expérience de la vérité de sa propre vie, renouvelle son existence; en cela il réaffirme la nécessité et la possibilité du pardon, de l’étreinte de la miséricorde, de la grâce jubilaire. Les saints à qui il rend visite manifestent l’œuvre de la gloire de Dieu dans l’homme et lui parlent de son propre destin, racheté par le Christ, celui qui fait son chemin vers la patrie céleste.
5. La critique envers le phénomène chrétien des pèlerinages
La réforme protestante a exercé une critique profonde à l’égard du phénomène des pèlerinages, y compris celui de Santiago. Luther a souligné l’unicité de la médiation du Christ et la »centralité» de la Parole et du Sacrement afin de recevoir la grâce, et il a fait une dure critique envers tout ce qui lui semblait être un commerce des grâces et des indulgences qui aurait lieu dans les différents sanctuaires. Déjà dans son texte de 1520 adressé à la noblesse allemande, Luther fit de l’abolition des pèlerinages un objectif programmatique.
De cette façon, il radicalisait des critiques raisonnables sur les abus dans le domaine des pèlerinages qui avaient été émises au Moyen-âge; déjà à cette époque on avait remarqué par exemple, qu’il était possible d’obtenir plus de grâce par une messe que par un voyage aller-retour à Compostelle (Berthold von Regensburg).
Le refus des pèlerinages entra dans le monde catholique à l’époque illuministe, dans laquelle s’imposa une acception éthico-rationnelle du christianisme. Si déjà Jésus Christ avait dit à la samaritaine qu’il ne fallait adorer ni sur la montagne de Samarie, ni à Jérusalem, mais en esprit et vérité (Jn 4, 21-23), quelle utilité pouvait avoir un pèlerinage? L’empereur Joseph II d’Autriche arrivera même à les interdire.
Alors une question se pose: pourquoi faire un pèlerinage vers un lieu concret si Dieu n’est pas plus présent à un endroit qu’à un autre et qu’il nous donne sa grâce dans les sacrements? La dimension ascétique – bien inférieure de nos jours, vu les moyens de transport actuels – ne pourrait justifier à elle seule le Chemin de Saint Jacques, pas plus que les motivations écologiques ou d’ordre touristique et culturel.
Cette question ne trouve de réponse adéquate que dans le Christ lui-même, dans la foi en Lui comme Sauveur et Rédempteur ; c’est-à-dire comme Celui en qui sont données à l’homme la grâce de Dieu, la Miséricorde et la vérité plénière de sa vie et de son destin. Le lieu véritable de la présence de Dieu dans le monde est l’humanité de Jésus-Christ, reconnu comme une personne concrète, historique, et pas comme un personnage mythique. Le pèlerin se déplace dans cet horizon croyant, n’est pas déterminé par de simples références physiques, mais profondément personnelles. Et c’est dans ce cadre qu’il situe et comprend son histoire concrète, faite de personnes marquantes et irremplaçables dans leur apparente contingence, parce qu’elles sont des témoins envoyés par le Seigneur. C’est le cas de plusieurs personnes importantes sur le chemin de foi de chacun, de saints petits et grands – comme par exemple a pu l’être Mère Teresa pour un mourant dont elle s’occupait. Et ceci se réalise de la manière la plus radicale en l’Apôtre, en Saint Jacques, évangélisateur de l’Espagne.
Reconnaître la signification de l’Apôtre, de celui des Douze qui vint jusqu’à notre Occident, c’est reconnaître le Seigneur même qui l’a envoyé et affirmer l’histoire qui vient de Lui, c’est affirmer tous les témoins qui ont rendu possible la vie de foi de chacun; nier l’importance de l’apôtre signifie nier toute la chaîne des témoins, ceux qui sont présents dans l’histoire de chacun, et, par conséquent, nier la foi en Jésus comme Fils de Dieu fait homme au milieu de l’histoire.
L’élan qui pousse à vénérer le sépulcre de Saint-Jacques reflète la manière d’être chrétiens dans sa forme pure et la consolide dans un moment décisif de l’existence du pèlerin, pour qu’elle soit ensuite la forme propre de sa vie, en donnant une épaisseur historique et personnelle à son appartenance à l’Église, à l’écoute de l’Évangile et à la Sainte Messe célébrée dans sa communauté paroissiale.
On va à Santiago pour rénover et confirmer le mystère de la miséricorde qui a rendu possible notre propre histoire personnelle; ou bien pour demander cette foi, cette présence personnelle, profondément bonne qui permet de donner une forme nouvelle à notre vie de pécheurs.
6. Le pèlerinage comme temps de vérification de la foi
Certainement, le Chemin naît par l’appel de la tombe de l’Apôtre et donc avec un but. Il n’a pas sa finalité en soi-même, on ne peut pas dire : le but est le chemin. Même si celui-ci est un symbole de la vie humaine et chrétienne, mettre en valeur seulement le chemin comme tel serait se contredire, abandonner la recherche – de Dieu – et rester seul avec soi-même.
Au contraire, pour celui qui veut arriver à la tombe de St. Jacques, l’expérience du pèlerinage, le temps du chemin, contribue à préparer le changement de vie, à donner certitude et clarté à sa foi.
Le pèlerin part pour faire un chemin à la première personne, confié jusqu’au fond à Dieu. Il quitte sa maison et ses biens; il découvre que toutes les choses peuvent être superflues, que l’important est la personne.
L’expérience du pèlerin est celle de quelqu’un qui quitte les préoccupations et les inquiétudes pour découvrir la seule chose qui compte et qu’il porte avec lui: son propre moi. En effet, à quoi sert à l’homme de posséder le monde entier s’il se perd lui-même?
La relation avec la nature et les hommes devient aussi plus vraie pour celui qui marche dans le Seigneur.
«Le pèlerin fait une expérience authentique du temps: il se lève avant le lever du soleil, voit l’aube, fait silence le matin pour contempler la présence du Seigneur pendant qu’il recommence la vie, voit la couleur des choses changer au fur et à mesure que la journée avance; vit chaque moment avec intensité; se repose dans une église, dans un lieu ombragé, vit sans montre, sans calculer le temps. L’important n’est pas ce qui est passager, mais ce qui est éternel. Chaque jour passe, mais le temps reçoit l’empreinte de l’éternité. Demeure en lui l’espérance d’atteindre le but, il est poussé par le désir du Destin. Il vérifie que l’essentiel est de découvrir le sens de l’existence, devant lequel se renouvelle à chaque instant l’urgence de la conversion«. (Eugenio Romero Pose)
Le pèlerin peut aussi faire l’expérience de la rencontre avec les frères, fidèles et témoins du même Seigneur, qui ont façonné dans l’histoire tout un chemin de charité et de culture dans lequel s’exprime le vécu chrétien, en réalisant des hôpitaux, des auberges, des ponts, des églises et des monastères. Un chemin dans lequel on reconnaît la participation à la dignité commune des enfants de Dieu, à un destin commun.
La perception de l’homme comme frère, du monde et du temps de la vie, se ressource dans l’expérience du pèlerinage. C’est un chemin accompli dans la foi et l’espérance, et dans le désir de la miséricorde et de la vie, pour donner une forme chrétienne véritable et durable à sa propre existence. Le plaisir de contempler la cathédrale de Saint Jacques et d’y entrer par le « portique de la gloire », de contempler en lui l’histoire du salut et d’y reconnaître aussi celle de sa propre vie conduit à un désir profond : que la relation renouvelée avec Dieu et avec les choses, que l’expérience faite demeure vivante dans le chemin quotidien, que ce chemin ne s’enfonce pas à nouveau dans la routine, dans les coordonnées d’un monde sans frères, sans Dieu ni espérance.
La vitalité renouvelée du Chemin montre que Saint Jacques peut à nouveau être instrument divin pour l’évangélisation de l’Occident ; en premier lieu, en suscitant un mouvement profondément personnel dans le cœur de millions de pèlerins, car valoriser la personne, le moi, la liberté, la dignité et la conscience de chacun, est un point de départ de tout renouvellement de la foi des européens. Et encore, en aidant à redécouvrir la forme historique propre du christianisme, à une époque comme la nôtre, où, à nouveau, la signification de l’humanité du Christ est bien souvent réduite à celle d’un Jésus purement humain, et où l’on oublie, et même l’on nie que Jésus même a fondé la communauté des croyants sur les Douze Apôtres, en faisant de chacun de ses envoyés quelqu’un d’irremplaçable et d’unique pour la vie de chacun, en générant une profonde communion de frères et sœurs, qui transmettent les uns aux autres ce que la vie a de plus personnel et de plus intime : la foi du cœur.
De sa nouvelle évangélisation, de sa construction sur les piliers de la foi apostolique dépend le futur de notre Europe, pour laquelle la mémoire de l’apôtre Jacques sera toujours importante, symbole de ses évangélisateurs et des racines chrétiennes de son histoire. On comprend alors mieux les mots de Jean-Paul II sur la place de l’Obradoiro en 1982, qui d’une certaine manière peuvent résumer aussi, comme conclusion, la signification du grand phénomène jacquaire :
« Moi, évêque de Rome et berger de l’Église universelle, depuis Saint-Jacques je te lance, vieille Europe, un cri plein d’amour : redeviens toi-même. Redécouvre tes origines. Attise tes racines. Revis ces valeurs authentiques qui rendirent glorieuse et bénéfique ta présence dans les autres continents (…) [ces continents qui] te regardent et attendent de toi la même réponse que Saint-Jacques donna au Christ : je peux ».